← Retour

Numéro 47 - rive éditoriale - décembre 2024

dr Bénédicte Halba, présidente fondatrice de l'iriv, co-fondatrice des rives de l'iriv

Avis de tempête

« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie» (1). Cette conception furieusement romantique de la tempête n’est pas partagée par les marins, les paysans ou les militaires, trois professions très sensibles aux aléas climatiques. Quelle que soit la taille de leur bateau, les marins les plus aguerris peuvent difficilement résister aux éléments déchaînés avec des vagues de plusieurs mètres, des vents violents et un déluge qui s’abat sur leur embarcation. Les paysans scrutent anxieusement les bulletins météorologiques, parce qu’ils sont exposés aux tempêtes de plus en plus violentes avec le réchauffement climatique ; elles peuvent en quelques minutes ruiner des mois, parfois des années, de dur labeur. Les militaires, avant d’entamer des manœuvres ou de préparer une attaque, sont tributaires de la météo qui peut retarder leurs opérations.

L’anticipation est la clé pour limiter les dommages des tempêtes qui ne sont pas seulement climatiques. Elles peuvent être liées à des rapports de force, par exemple entre pays. Les militaires sont très attentifs aux signaux envoyés par leurs voisins surtout si ceux-ci vouent une haine tenace à leur nation, pratiquent un harcèlement frontalier, multiplient les attentats meurtriers (contre leurs ressortissants et leurs alliés), et orchestrent des campagnes mondiales de désinformation (guerre informationnelle). La géopolitique tourmentée en Europe et au Proche-Orient en 2024 est une illustration très concrète de ces « tempêtes humaines » qui menacent la paix mondiale, 80 ans après la fin du dernier conflit mondial. (2)

Pour le commun des mortels, les tempêtes traversées ne sont pas de cette ampleur, elles restent à une échelle personnelle. Mais les dommages peuvent être tout aussi irréversibles quand on n’a pas été vigilant aux signes avant-coureurs. Depuis le Covid, on parle ouvertement de la santé mentale qui est mieux documentée. La sensibilisation est essentielle et devrait commencer dès l’école primaire, pour repérer des comportements violents, subis par des élèves ou dont ils sont responsables avec leurs camarades (harcèlement scolaire) qui peuvent entraîner de graves troubles mentaux, et parfois mener au suicide d’adolescents qui n’ont pas été écoutés ou protégés. Des signaux inquiétants ont échappé aux enseignants ou aux parents, démunis et désemparés. (3)

Des tempêtes familiales suivent souvent des événements violents, comme la mort brutale d’un parent ou d’un enfant. Selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, spécialiste des « blessés de la vie, ces « épouvantails » dont il s’est fait le biographe » (4), il est très difficile de se remettre d’une disparition brutale. Chacun réagit différemment, s’enferme dans son chagrin ou dans une culpabilité agressive qui entraîne souvent l’implosion de la cellule familiale. Dans des familles qui semblaient parfaitement heureuses et tellement gâtées par la vie, un processus insidieux et mortifère peut se déclencher. Même les membres les plus convaincus par l’esprit de famille ne peuvent rien face à une telle spirale autodestructrice. La famille meurt deux fois, d’abord physiquement, puis symboliquement. Un accompagnement psychologique devrait toujours accompagner des deuils familiaux brutaux.

Les tumultes personnels sont souvent accompagnés de changements professionnels.  Lors du Covid, des démissions massives ont été observées. La pandémie a été l’occasion de faire un bilan de son parcours professionnel, d’évaluer avec objectivité ce qui a marché et ce qui ne fonctionne plus. Il peut s’agir de projets qui nous ont déçus, ou de propositions attendues qui ne se sont pas concrétisées. Les environnements professionnels ont été bouleversés avec une géopolitique et une politique instable ; des financements pérennes ne le sont plus. Un modèle économique, même précaire, qui a fonctionné peut avoir disparu. Il faut alors prendre un nouveau départ, en évitant la précipitation ; les émotions sont souvent mauvaises conseillères. L’important est de savoir valoriser ses expériences, en rappelant le contexte, les résultats obtenus, tout en portant un regard critique mais constructif.

Il est imprudent de prendre des décisions radicales en pleine tempête. Un temps de réflexion est nécessaire avant de faire le grand saut dans l’inconnu. Un texte dérangeant de Samuel Beckett « Cap au pire » (5) écrit à la fin de sa vie suggère une approche inspirante pour les natures angoissées, ou les plus curieuses de nouveauté. L’écrivain irlandais propose à ses lecteurs d’oublier toutes leurs références connues. Ils ne peuvent se raccrocher à rien qui les rassurerait. Un homme seul, dans l’obscurité, au bord d’un gouffre, égraine, pendant une heure et demie, des phrases sans rime ni raison. Des mots reviennent comme une litanie - mèche, pénombre… L’objectif affiché par Beckett est de rater, et même de rater mieux. L’absurde peut être fécond quand une logique nous échappe.

Brainstorming peut se traduire par « tempête de cerveau ».  Cette technique est souvent fertile quand un groupe de travail décide d’aborder un sujet nouveau, inconnu, pour saisir toutes les facettes d’une problématique, en tenant compte des personnalités en présence, élément essentiel pour bien comprendre les choses, toutes ces nuances qui font la richesse de relations humaines fructueuses. L’astrophysicien Hubert Reeves (6) rappelait la réflexion de son mentor quand une stratégie mûrement réfléchie, patiemment mise en œuvre, parfois pendant des années, par des spécialistes sûrs de leur fait , n’avait pas marché. Le « PFH » s’écriait-il, pour « Putain de Facteur Humain ».

On s’éviterait bien des « tempêtes de cerveau » si l’on prenait mieux en compte, avec plus de subtilité et d’intelligence, ce fameux «PFH », sans négliger le romantisme qui peut être utile pour franchir un cap.  « Revenez vite, cher René, avec vos orages désirés » mais surtout maitrisés pour éviter le pire.

(1) François-René, vicomte de Chateaubriand, né le 4 septembre 1768 à Saint-Malo et mort le 4 juillet 1848 à Paris, fils d’armateurs, est un écrivain, mémorialiste et homme politique français, précurseur et pionnier du romantisme français. Il a été ministre de l’Intérieur et des Affaires étrangères.
(2) La Russie attaque l’Ukraine en 2014 (annexion de la Crimée et du Donbass) avant une guerre ouverte et totale en 2022. Le Hezbollah , milice chiite terroriste libanaise, est responsable le 23 octobre 1983 de l’attentat meurtrier à Beyrouth contre des militaires américains (241 marines tués)  et français (58 parachutistes assassinés) , membres de la Force multinationale d’interposition, et mène un harcèlement incessant à la frontière avec Israël (roquettes et attentats) plus soutenu depuis le 8 octobre 2023 après les attaques d’une autre organisation terroriste soutenue par l’Iran, le Hamas contre des Kibboutz et un Festival de musique à la frontière avec Gaza (1100 morts et 5000 blessés israéliens, et plus de 250 otages). Le chef du Hamas est tué le 27 septembre 2024 par l’armée israélienne.
(3) La santé mentale devrait être une « grande cause nationale » en 2025
(4) Boris Cyrulnik, 2008, « Autobiographie d’’un épouvantail », Paris : Odile Jacob
(5) Samuel Beckett , 1983, « Cap au pire », (Worstward Ho), Londres : Calder ; New York: Grove Press ; Paris : Editions de Minuit, traduction française en 1991 par Édith Fournier
(6) Hubert Reeves, né le 13 juillet 1932 à Montréal et mort le 13 octobre 2023 à Paris est un astrophysicien, vulgarisateur scientifique et écologiste franco-canadien.



devenez contributeur des rives d'iriv

← Retour