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Numéro 39 - rive culturelle - décembre 2020

dr Giovanna Campani, professeure d'Antrhopologie à l'Université de Florence (Italie)

En souvenir de Stefan Zweig, voyageur, européen, cosmopolite, pacifiste

Stefan Zweig, écrivain autrichien, dramaturge, journaliste, biographe, historien et poète, né à Vienne le 28 novembre 1881 et suicidé le 22 février 1942 à Petrópolis au Brésil, était un grand voyageur. Élevé à Vienne, métropole cosmopolite, dans une famille juive, aussi cosmopolite que la ville - le père vient de Moravie, la mère est née et a grandi en Italie, à Ancône - assimilée à la culture de l'empire des Habsbourg - "un grand et puissant empire" et "un monde de sécurité" (1), Zweig aussi cherche d'autres horizons, dès sa jeunesse, à travers les voyages.

Les années entre 1901 et 1912 sont les "Wanderjahre ": Berlin, Paris, Bruxelles, Londres, puis l'Inde, les États-Unis, le Canada. Sa passion du voyage - comprise comme  une expérience,  une rencontre - fait de lui un cosmopolite, un citoyen du monde, en contact avec des intellectuels de différents pays, comme le français Romain Rolland.

Dans son autobiographie, « Le Monde d'hier, Souvenirs d'un Européen » (2), publiée quelques mois après sa mort, Zweig évoque l'époque de sa jeunesse et de ses voyages libres. Dans ce monde d'hier, voyager est simple: il n'y a pas besoin de documents autorisés, de concessions, de laissez-passer ou de formalités bureaucratiques. Écrasés que nous sommes par notre présent, nous avons oublié que le monde qui a précédé la Première Guerre mondiale était peut-être plus globalisé que celui d'aujourd'hui.

«J'apprécie toujours l'étonnement des jeunes quand je leur dis qu'avant 1914, je voyageais en Inde ou en Amérique sans avoir de passeport ni même en avoir vu un» écrit Stefan Zweig. « Nous avons ignoré les visas, les permis et tous les tracas; les mêmes frontières qui aujourd'hui, en raison de la méfiance pathologique de tous contre tous, ont été transformées en clôtures par les douaniers, les policiers et les gendarmes, ne signifiaient que des lignes symboliques, qui pouvaient être franchies avec la même légèreté que le méridien de Greenwich ".

Peut-être que rien ne donne une idée de l'abîme dans lequel le monde est tombé depuis la Première Guerre mondiale, écrit Zweig, plus évident que la limitation de liberté de mouvement. Avant 1914, tout le monde allait où il voulait et y restait aussi longtemps qu'il le voulait. "Puis, le 28 juin 1914, ce coup a retenti à Sarajevo, qui a détruit en un instant le monde de la sécurité et de la raison créatrice dans lequel nous sommes nés, où nous avons grandi et où nous  nous sommes sentis comme le nôtre, le brisant en mille morceaux comme un pot d'argile vide. "

Zweig écrit que, dans les premières semaines de la guerre de 1914, il devient impossible d'échanger un mot raisonnable avec qui que ce soit. Rares sont ceux qui parviennent à échapper à la haine hystérique et généralisée de l'ennemi propagée par la propagande. Après un bref élan patriotique, Zweig renoue avec  ses idéaux d'universalité et parvient à maintenir une position profondément pacifiste. Dans le monde dévasté d’après la Première Guerre mondiale, les frontières deviennent des barrières entre les pays et les peuples. Ce qui était autrefois des voyages libres se transforment bientôt en déplacements forcés- le voyage devient exil.

Le passage de la condition d'intellectuel cosmopolite, protégé par l'appartenance à ce qu'il appelait «Empire de la sécurité», à celle d'un exilé apatride, néo-citoyen d'un pays en guerre, l’Angleterre, dont il était considéré comme un presqu’ennemi, est, pour l'écrivain, très dur. Pourtant, bien qu'immergé dans l'immense souffrance causée par sa nouvelle condition, il saisit le potentiel de la «nouvelle liberté» et de la «sincérité sans scrupules» que permet cette condition.

Comme Edward Said (3) l'a écrit des décennies plus tard, l'exil vous permet de vous positionner comme un «étranger en opposition aux orthodoxies». Abandonner l'orthodoxie, c'est aussi abandonner les préjugés en vogue, développer une meilleure compréhension de l'altérité. Et c'est un regard nouveau, celui de «l'outsider», désormais détaché de la pensée européenne dominante, que Zweig apporte au Brésil qui l'accueille et qu'il considère comme la terre du futur.

Alors que la liberté de mouvement est aujourd'hui entravée de tant de manières, sous prétexte de mesures d'endiguement de la pandémie de COVID-19, nous ne pouvons que regarder avec inquiétude la fin du monde d'hier que Zweig a décrit avec douleur, une douleur si poignante qu'il ne put y survivre. 


(1) Zweig utilise cette définition dans sa biographie, “Le monde d’hier. Souvenirs d’un européen”
(2) « Le Monde d’hier, souvenir d’un européen »- cet ouvrage a été composé par Stephan Zweig entre 1939 et 1941, lors de son exil au Brésil, et publié à titre posthume en 1942 par l'éditeur Bermann-Fisher Verlag à Stockholm. Le livre ne se veut pas seulement une autobiographie mais une réflexion sur les événements de l'histoire européenne de la première moitié du XXe siècle
(3) https://www.dartmouth.edu/~germ43/pdfs/said_reflections.pdfhttps://www.dartmouth.edu/~germ43/pdfs/said_reflections.pdf



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